T R A D U C T I O N
LINDA MARIA BAROS :
Marta Petreu
Linda Maria Baros
Traduire, c'est prendre position
80 poètes roumains
L’Apocalypse selon Marta
Marta Petreu
Anthologie poétique
Choix, traduction et préface par
Linda Maria Baros
Marta Petreu, née en 1955
en Roumanie, est poète, prosatrice et essayiste. Elle
a publié huit recueils de poèmes (Apportez les verbes, Le Matin des jeunes dames, Lieu psychique, Poèmes sans vergogne,
Le Livre de la colère, L’Apocalypse selon Marta, La Phalange, L’échelle de Jacob), un roman, neuf ouvrages de philosophie
et deux livres d'entretiens. Ses écrits ont reçu de nombreuses distinctions littéraires, notamment le
Prix de poésie de l'Union
des écrivains de Roumanie (1981, 1997), le Prix Henri Jacquier (2011) et le Prix International Lillian Hellman/Dashiell Hammett Grant accordé par The Human Rights Watch (2001).
Actuellement, Marta Petreu dirige la revue littéraire Apostrof et enseigne l’histoire de la philosophie roumaine à l’Université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca.
J’écris avec mon sang.
De l’apocalypse humaine
à la genèse poétique
Sur l’Armageddon, Marta Petreu se sent chez elle. Dans l’abattoir du grand boucher, parmi les lambeaux de chair accrochés à ses éperons divins, parmi les outils de torture, Marta Petreu se sent donc chez elle. Il n’y a ni rédemption, ni repos dans ses vers ; elle « tranche la tête de toute illusion de tout fantasme ». Il n’y a qu’une certitude qui ébranle les solives de l’être : on ne guérit jamais de l’apocalypse que le grand boucher, Dieu cruel et vindicatif par excellence, réserve, depuis le commencement des temps, à l’être humain. Et Marta Petreu a raison : on ne guérit jamais de la mort. De la vie, non plus. Oui, de la vie qui appelle la mort, de la « vie [qui] est cruauté », de la vie qui est, en définitive, « une preuve du rien ».
Dans cette perspective, l’anthologie L’Apocalypse selon Marta n’est pas seulement une ample entreprise de réactualisation poétique des visions de Jean l’Évangéliste. Elle se propose de déconstruire ces visions, de les remotiver sur un mode iconoclaste pour dire que, depuis la scission et la chute originelles, tout est dégringolade et errance à travers
« un champ noir », « de goudron ». Tout est glissement vers le néant, sous la garde d’un ange noir, « carnivore », au bec crochu. Aussi l’Armageddon n’est-il pas synonyme de combat final. Tout au contraire, il représente l’être-au-monde même, la demeure du « je » lyrique, la demeure de tout être humain. Il est cette vie tout au long de laquelle on « [laboure] l’obscurité », son « silence compact, ancien », face-à-face avec le vide, avec le rien, avec Dieu.
Mais iconoclaste, Marta Petreu ne l’est pas uniquement grâce à la lucidité décapante de
ses poèmes, de ses mots métalliques trempés dans le bain glacé d’une réalité rugueuse qui
« accable l’imagination ». Son iconoclastie se manifeste, avant toute chose, à travers la fureur qui façonne le « je » lyrique au creux des vers, à
travers le cri que ce dernier pousse pour transpercer la gaine langagière : « Je veux me
Marta Petru
L’Apocalypse selon Marta
Anthologie poétique
Editions Caractères,
Paris, 2013
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Linda Maria Baros - photo Phil Journé.
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faire entendre. Je veux être. Je veux crier » ;
« Mon corps de métal/ coupe l’air la rue l’asphalte l’océan l’acier/ transforme/ le jour des cendres en jour de colère ».
Le poème, ce corps mordant fait de mots et de chair meurtrie, devient de la sorte l’expression d’une révolte spontanée contre le mutisme, le
vide : « Mon Dieu ouvre les yeux et regarde-moi dans les yeux/ dégage tes narines - respire/ Mon Dieu débouche tes oreilles enlève la cire/ écoute : je te parle. Je t’ordonne. (…)/ Mon Dieu ouvre cette bouche qui pue/ Du moins ainsi tu me répondras/ ouvre la bouche et maudis-moi ».
Pour le « je » lyrique, il n’y a plus de repli possible. S’il se « recroqueville au-dedans de [lui]-même », c’est pour mieux incarner le « fauve à l’affût » qui guette et interpelle Dieu, qui lui demande avec véhémence des comptes et témoigne de la vérité que recèle « la loi
éternelle » : « Quel miasme mon Maître quel miasme dense/ ancien/ qui vient du premier jour de ton règne/ (mais le jour de la chute ?)/ Quel relent de mort fraîche et ancienne quel relent de mort/ éternelle t’entoure » ! Le « je » se change désormais en « un mécanisme cognitif/ outrecuidant pur imbattable » qui crie sa « colère dernière », qui coupe « comme une épée comme une guillotine bien réglée », pour briser l’absence, le silence et ce Dieu qui est « obscurité
complète ». Mais « trembler de rage de dégoût » ne suffit pas, tant qu’il n’y a jamais personne, nulle part, pour qu’on lui jette la pierre.
Dans ce monde où « la raison pure » enfonce tous les jours « un mouchoir dans la bouche » de tout être qui ose élever la voix, il ne reste qu’à changer sang, salive et semence en encre, afin d’arracher la poésie à l’informe. Des poèmes
« sans vergogne » en surgissent, des vers coupés en angles droits, tantôt farouches, tantôt d’une tristesse insondable. C’est L’Apocalypse selon Marta qui acquiert forme, cohérence et force. L’auteur transforme ainsi l’anéantissement final en genèse. Et la poésie explosive, originale et frappante de Marta Petreu se donne à entendre.
Linda Maria Baros